Don Quichotte

« Don Quichotte avait à toute heure et à chaque instant l’imagination remplie des combats, des défis, des enchantements, des aventures, des amours, bref, de ces absurdités que l’on trouve dans les romans de chevalerie, et tout ce qu’il disait, pensait ou faisait n’avait d’autre but que de s’y conformer »

La lecture rend fou.

Au tout début du XVIIème siècle, quand parait Don Quichotte, le roman est un genre nouveau qui, comme toute innovation, suscite méfiance et désapprobation. A l’instar des jeux vidéo qui ferait perdre le sens de la réalité aux adolescents d’aujourd’hui, la lecture des romans ferait perdre la tête au lecteur. C’est un des sujets de Don Quichotte, la lecture des romans de chevalerie a fait perdre pieds à un pauvre hidalgo de la Manche. Le prologue indique ailleurs que ce texte n’a d’autre objectif que de « ruiner le crédit et l’autorité qu’ont dans le monde et parmi le vulgaire les romans de chevalerie ». Mais, ce prologue, comme la suite, est sujet à l’interprétation. Cervantes nous donne à lire un roman qui dénonce les dangers de la lecture! Chercherait-t-il à nous faire perdre la tête ? A nous rendre fou?

Sur les pensées toutes faites

« Il me semble, Sancho, qu’il n’est pas de proverbe qui ne soit vrai, parce qu’ils sont tous des sentences issues de l’expérience même, mère de toutes les sciences »

Don Quichotte et son écuyer Sancho Panza abusent des proverbes et des lieux communs. Mais les proverbes sont souvent sans rapport avec la situation et parfois contradictoires les uns avec les autres.
Cervantès dénonce ainsi le recours aux dogmes et aux idées toutes faites et nous invite à douter des prétendues vérités

Mais qui est le plus fou ? Le monde absurde ou celui qui espère l’améliorer ?

Mais attention! Don Quichotte n’est pas seulement l’histoire amusante d’un fou et d’un paysan nigaud ne faisant pas la distinction entre la réalité et la fiction et énonçant des proverbes douteux.

Don Quichotte compte l’histoire d’un fou qui se bat  pour faire respecter la justice, pour rendre le monde meilleur et plus juste. Il faut imaginer Cervantès, misérable, achevant son roman en 1605, dans les bas-fonds de Valladolid… Est-ce vraiment folie de croire qu’un monde meilleur est possible? De vouloir faire respecter la justice? De chercher à améliorer le monde? N’est-ce pas un monde où règnent l’injustice, l’intolérance et l’égoïsme qui est fou ?

A ce titre, Don Quichotte est toujours (hélas) parfaitement d’actualité. Ceux qui aujourd’hui s’indigne de la spéculation financière, portent secours aux immigrés, tendent la main à ceux qu’on expulse de leur maison, refusent de se résigner au chômage, combattent la corruption, dénoncent la précarité, s’indignent des inégalités sociale, se dressent contre le racisme, refusent le repli sur soi… Ceux-là sont-ils fous ? Où est-ce notre monde qui l’est ? La contestation, même folle, n’est-elle pas une forme de sagesse ?

A l’instar de Don Quichotte, laissons la lecture nous rendre fou et fasse que notre folie nous empêche à jamais d’abdiquer face à l’injustice.


Juan Goytisolo a reçu le prix Cervantès, considéré comme le Nobel hispanique. Voici un extrait son discours de réception où il résume bien l’esprit du roman de Cervantès:

“L’agréable jardin où se déroule la vie de ceux qui ont le plus ne doit pas nous distraire du sort réservé à ceux qui ont le moins, en ce monde où le progrès prodigieux des nouvelles technologies s’accompagne inexorablement de la propagation des guerres et des conflits meurtriers, et de l’extension sans fin de l’injustice, de la pauvreté et de la faim.

Puisque l’entreprise des chevaliers errants consiste, comme disait don Quichotte, à «venger les injures, secourir et à venir en aide aux opprimés», j’imagine l’Ingénieux Hidalgo de la Manche enfourchant Rossinante, renverser, lance à la main, les sbires de la moderne Santa Hermandad en train d’exécuter les ordres d’évacuation des condamnés à l’expulsion de leur maison et les corrompus de la spéculation financière, ou bien, traversant le détroit de Gibraltar, et arrivant au pied des murailles de Ceuta et de Melilla qu’il prendrait pour des châteaux enchantés avec le pont-levis et les tours à créneaux, se porter au secours des immigrés dont le seul crime est leur instinct de vie et leur soif de liberté.

Même s’il est difficile pour le héros de Cervantès et pour nous lecteurs touchés par la grâce de son roman, de nous résigner à l’acceptation d’un monde gangréné par le chômage, la corruption, la précarité, les inégalités sociales croissantes et l’exil des jeunes à la recherche d’un emploi, et quand bien même ce refus serait considéré comme une folie, nous l’accepterions de bonne grâce. Car le bon écuyer Sancho Panza saura comment dénicher le dicton qui justifiera et défendra les raisons de cette folie.”


Don Quijote and Rocinante, after the battle with the windmill

Illustration d’une édition ancienne de Don Quichotte. Le célèbre passage des moulins à vent.